La France a connu, en Novembre et Décembre 1995, une mobilisation sociale importante qui, partie du projet de réforme du gouvernement Juppé de la sécurité sociale, s'est transformée en une large remise en cause de la gestion actuelle de la crise. Or ce qui est frappant c'est le caractère franco-français de ce mouvement, et son absence de préoccupations internationales comme si la gestion déflationniste de la crise se limitait à l'économie française. Les seuls aspects internationaux soulevés lors des manifestations, des assemblées générales ou des débats concernent la nature de la construction européenne et la nécessité de réduire les déficits afin de respecter les critères de convergence de Maastricht.
Ainsi certains militants tiers-mondistes s'inquiétaient de l'absence, ou du moins de la faiblesse, de la dimension de solidarité internationale avec les luttes des peuples du Sud dans les mouvements sociaux. Or, cette absence n'était qu'apparente car le Tiers-Monde était bel et bien présent dans les rues avec les manifestants, et sur les lieux de travail avec les grévistes.
Ainsi, les programmes d'ajustement structurel au Nord comme au Sud n'ont pas favorisé la construction de nouvelles normes économiques et sociales pour succéder aux normes en crise. Au contraire, ils ont accéléré la décomposition des normes en crise et approfondi si la régression économique et sociale. Sur le plan économique, les tendances déflationnistes sont plus fortes. Au niveau social, plus qu'une détérioration des conditions de vie des populations, on est en présence d'une ambivalence entre deux sociétés : d'un côté une société moderne, mais qui se rétrécit de jour en jour, intégrée aux modes de production et de consommation de plus en plus mondialisés, et d'un autre côté, un champ de ruines allant des banlieues de Chicago, à ceux de Londres, de Paris, du Caire ou d'Alger, des campagnes du Burundi et du Rwanda, aux Chiapas et en Colombie, s'étend le monde de la marginalité et de l'exclusion où la violence, les maladies et la drogue font le quotidien.
Dans le Tiers-Monde, le dépassement des formes traditionnelles d'organisation politique et la construction de l'Etat-nation moderne dans les périodes post-coloniales se sont également faites sur la base de l'engagement des élites nationalistes à assurer la construction d'une économie cohérente capable de satisfaire les besoins sociaux des populations. Ainsi, développement économique et promotion sociale fondaient les compromis sociaux dans l'ensemble des pays et constituaient les bases de légitimation de l'Etat-nation.
Or, déracinement et misère urbaine sont aujoud'hui les principales caractéristiques du visage de la planète après le passage de la tempête-ajustement. Cette situation est à l'origine de la radicalisation de la contestation de l'Etat et entraîne progressivement sa délégitimation. La déstructuration de l'univers de légitimation de l'Etat est accentuée par son dépouillement de ses prérogatives en matière de décision économique, de choix de développement et de régulation sociale par des instances supranationales (FMI, Banque Mondiale, Commission) dans le cadre de la mondialisation. Ainsi, les technocrates se substituent aux hommes politiques dans la gestion de la cité, et la politique se cantonne à une conception minimaliste se limitant à l'art de gérer le possible. Donc plus qu'une délégitimation de l'Etat, la compétitivité, l'excellence, l'expertise et le conseil, nouvelles valeurs d'une techno-bureaucratie dominante, opèrent une dévalorisation du Politique et lui substitue la politique-Spectacle.
Or, ces nouvelles valeurs ne pouvant remplir le vide laissé par le déclassement des "Grands récits" qui donnaient sens à l'Histoire, les espaces périphériques donnent lieu de plus en plus à des discours et à des pratiques politiques, dont on pensait que la Shoa et autres crimes nazis nous en ont définitivement éloigné. Ainsi au nom du refus de la séparation du temporel et du religieux incarnée par l'Etat moderne sous l'influence de l'islamisme, du retour à l'ethnie, ou de la peur et de l'exclusion de l'autre, immigré ou étranger, la "Bête immonde" envahit notre quotidien et menace notre humanité.
En effet, le marché, lieu pour la théorie néo-classique de confrontation des projets économiques et de régulation des intérêts contradictoires dans une société, est de plus en plus mis à mal par les critiques. Pour certains, l'introduction du commissaire-priseur dans le modèle walrassien exclut par hypothèse le cas d'une économie décentralisée. Pour d'autres, la conception néo-classique du marché réduit toute la complexité de la régulation sociale aux mécanismes marchands. L'ensemble des critiques s'accordent à reconnaître la pluralité des formes de régulation sociale, et plus particulièrement, le rôle des institutions et des conventions sociales dans la cohérence des choix individuels.
La théorie néo-classique n'est pas restée en dehors de ce mouvement et a, progressivement, abandonné le modèle walrassien de base pour développer un néo-clacissisme méthodologique qui reconnaît la place et le rôle des procédures contractuelles dans la régulation des sociétés, en cherchant à les intégrer dans son analyse. Dans cette perspective, les théories de la croissance endogène ont été à l'origine d'un renouvellement important du programme néo-classique. En effet en abandonnant, du point de vue épistémologique l'attitude normative, les théories de la croissance endogène ont pu intégrer une série de phénomènes, comme les rendements non-croissants ou la concurrence imparfaite, qui étaient jusque-là exclus de la construction néo-classique.
Par ailleurs ce renouvellement théorique ne s'est pas limité à l'analyse des sources de la croissance économique, mais a couvert un vaste champ d'analyse comme l'économie internationale.
Ainsi on constate, en dépit de la diversité des contributions, une certaine unification des préoccupations de recherche, ce qui a amené certains auteurs à parler d'une nouvelle théorie générale de développement, adoptant une attitude critique vis-à-vis des recommandations et des réformes inspirées par le cadre traditionnel, qui constituent l'essentiel des programmes d'ajustement structurel mis en place dans les pays sous-développés.
Enfin les théories de la croissance endogène ont démontré la sous-optimalité de l'équilibre de marché et ont justifié ainsi le recours à certaines institutions, plus particulièrement l'Etat, afin d'améliorer les performances des économies nationales. Or l'orthodoxie, en dépit de son anachronisme avec ses propres sources sacrées, continue imperturbablement sa marche...
En effet, au delà de leurs résultats immédiats, ces luttes ont exprimé un profond sentiment de refus de l'injustice et de l'inégalité. Ces mouvements ont montré également qu'un monde produisant plus de richesses ne peut se permettre de les répartir d'une manière aussi inégalitaire. Ces mouvements nous ont enseigné que les sociétés, contrairement aux affirmations post-modernes, recourent dans les moments de crise à leurs sujets historiques, qui restent, n'en déplaise aux "intellectuels" théoriciens de la fin du travail, l'expression et la cristallisation politique de la socialisation par le travail, afin d'ouvrir de nouveaux horizons pour les civilisations humaines.
Il s'agit là d'une formidable revalorisation du Politique et de sa capacité de définir des projets de sociétés ouvrant des ères de civilisation plus solidaires entre le Nord et le Sud. Certes, le Sud était relativement absent, comme le Nord d'ailleurs, dans les manifestations contre le paiement de la dette, mais nul doute que ce moment et d'autres (le contre-G7 à Lyon en Juin par exemple) permettront d'établir les ponts et les convergences entre les luttes au Sud et du Nord pour un destin plus humain.