In Memoriam

Gérard de Bernis (1928-2010)



«Il ne peut être d’exposé d’un champ de l’analyse économique, fût-ce dans un Précis, qui ne s’appuie sur une problématique théorique explicite : l’empirisme fait obstacle à une compréhension en profondeur, empêche de dégager l’essentiel de l’accessoire, interdit de reconstruire le monde concret comme un tout intelligible. Encore cette problématique ne saurait-elle se construire dans l’ordre du pur discours logique ou se préoccuper de sa seule cohérence. Elle n’a de sens que si, trouvant sa source dans les faits, elle est pertinente à leur égard, c’est-à-dire susceptible d’en rendre compte » : dans sa préface à la 4ème édition du précis Dalloz, datée de septembre 1976, Gérard de Bernis éclaire ce qui aura été la ligne directrice de toute son œuvre et sans doute sa seule ambition.

Rendre intelligible le monde concret, une telle ambition signalait une personnalité d’exception. Pour le comprendre, il importe d’évoquer en premier lieu les évènements majeurs qui ont scandé le vécu des générations qui eurent vingt ans dans les années soixante.

Revivez un instant, toutes générations confondues, ces années là et (re)découvrez leur caractère profondément chaotique : elles commencent par la décolonisation1 (vue d’Europe et de France singulièrement, avec les accords d’Evian dans la foulée du référendum du 8 janvier 1961), se poursuivent par la Conférence Tricontinentale de La Havane (du 3 au 13 janvier 1966)2 où les seuls observateurs français sont l’avocat martiniquais Marcel Manville3, ami de Frantz Fanon,  et le journaliste Albert Paul Lentin4; elles vous submergent, enfin, avec la guerre du Vietnam, les pratiques néocoloniales des gouvernements américains en Amérique latine illustrées par le scandale du projet Camelot5 (dénoncé en son temps par Johan Galtung6), tout cela préfigurant pour « la République impériale » la mort du dollar7. Mais déjà s’annoncent les évènements de mai 1968, vingt ans après l’entrée en vigueur du Traité de Rome, tandis que les réformes de Lieberman en URSS semblent parachever l’avènement d’une coexistence pacifique, liée en fait à l’hégémonie reconnue des sociétés industrielles8.

Avoir vingt ans dans les années 60 c’est aussi rencontrer les contradictions manifestes entre les lignes de fond : l’internationalisation des économies qui conduit Jean Jacques Servan-Schreiber à célébrer l’industrie américaine en Europe comme la troisième puissance mondiale après les USA et l’URSS9, l’avènement des nations prolétaires, la dérèglementation des marchés financiers déjà à l’œuvre avec la prolifération des eurodollars et la crise du système monétaire international.

Comment restituer un sens à cette décennie chaotique et quel sens ?
Les déchiffrages alors proposés, ne visent pas à rendre compte de ces lignes de fond (ce sera le fait des années 70) mais à en saisir les effets sur les seules questions qui intéressent alors, celles qui relèvent de ce qu’on dénommera plus tard la gouvernance multilatérale.

Gérard de Bernis a déjà posé les jalons de la problématique théorique, qui permettra de rendre ces réalités intelligibles : l’idée de régulation10, lui semble en effet en mesure de fournir la clef d’une investigation destinée à mettre au jour les principes d’intelligibilité qui ne sont autres que ceux qui régissent l’ordre international du capital. Mais pour construire cette problématique théorique, encore faut-il en avoir fini avec les fameuses robinsonnades qui agrémentent durablement les récits des avancées théoriques concourant à l’institutionnalisation du libre-échange et du marché mondial comme normes théoriques indépassables et qui préfigureraient (déjà !) la fin de l’histoire.

Il suffit de relire le Précis et le célèbre article de la Revue économique intitulé « les limites de l’analyse en termes d’équilibre général » pour comprendre la méthode et le cheminement intellectuel de Gérard de Bernis. Dans la plupart des manuels qui contribuent à l’avènement d’une « science normale » le marché mondial c’est la réduction ultime des sociétés humaines à une collection d’acteurs cosmopolites à ce point interchangeables que l’on peut dresser des idéaux-types de leurs comportements et stratégies en se passant de toute références à ces artefacts, résidus d’un autre âge, et porteurs de valeurs que la rationalité marchande a reléguées au musée des curiosités de l’histoire,  que sont les institutions, création de l’action collective organisée. Pour balayer ce réductionnisme et promouvoir une problématique théorique de l’ordre mondial du capital et rendre ainsi intelligibles les caractéristiques des relations internationales qui en découle, il faut d’abord en finir avec l’opus magnum des universitaires américains des années 60, à savoir la grande synthèse qui entend concilier la macroéconomie keynésienne et la microéconomie néoclassique. Dans l’avant-propos de ce numéro exceptionnel de juin 1975 de la Revue économique qui porte l’intitulé « Crise de l’économie et des sciences sociales », Jacques Lautman présente les textes de Gérard de Bernis et de Jacques Lesourne. Du texte du premier, il écrit « qu’avec avec une culture considérable (et qui montre combien il est imprudent de faire comme si le dernier modèle éclos disait le tout du savoir économique) cet article tente de formuler l'état actuel des difficultés internes de la théorie microéconomique »11 (sous jacente à l’équilibre général néoclassique). Mais dans ses écrits ultérieurs Gérard de Bernis va plus loin puisqu’il fait grief aux post-keynésiens « tout en continuant à faire dépendre la croissance de l’investissement et celui-ci[l’équilibre postkeynésien] de la seule anticipation de la demande effective, et non d’une stratégie active de maximation du taux de profit, de s’interdire d’introduire véritablement la stratégie des relations internationales au cœur même de la stratégie du profit12 ». Ainsi en a-t-on terminé avec les robinsonnades tant néoclassiques que keynésiennes consacrées à l’ouverture de l’économie nationale sur l’extérieur, fictions théoriques dont la fonction est dans un cas d’évacuer avec les Etats et leur genèse toute réalité historique et dans l’autre d’accréditer l’idée que l’international n’est pas de nature fondamentalement différente de ce qui se passe dans l’espace économique national et que les régulations qui valent pour le marché national sont transposables au marché mondial.

Comment effectuer le retour au réel qu’appelle la problématique de la régulation? Le cheminement est malaisé, mais à coup sûr il passe par le retour aux classiques et Marx. Imagine–t-on une construction théorique plus perturbante pour les théories économiques néoclassique et keynésienne que celle qui identifie des avantages comparatifs des Nations, irréductibles aux avantages compétitifs des firmes. Ainsi les Nations existent! Encore faut-il savoir rendre compte de leur identité, de leur cohérence, et de leur éventuelle pérennité. C’est dans l’ouvrage “L’idée de régulation dans les sciences” que Gérard de Bernis choisit de dévoiler sa problématique théorique13. Celle-ci place au cœur de la réflexion les procédures sociales qui permettent la mise en cohérence des transformations des appareils de production et des évolutions concomitantes des besoins sociaux, encadrés par des références (politiques, culturelles et symboliques) à des systèmes de valeur inscrits dans des expériences historiques.

Peut-on mesurer la révolution copernicienne qu’une telle problématique, vouée à l’intelligibilité du réel, allait susciter parmi les doctorant(e)s des années soixante, qui, en France, assistaient à la mise en place de la politique des revenus avec la création du Centre des Revenus et des Coûts en 1966, voyaient célébrer l’Europe solidaire [Marchal A. (1964), Editions Cujas] au même titre que la zone franc [De Lattre A. (1966) Politique économique de la France depuis 1945, Sirey, pp.404-432] et devaient tous les jours s’efforcer de répondre à cette inquiétante distorsion: à l’heure où brillait aux frontons des Facultés la mention “de Droit et Sciences économiques” il leur revenait de se plonger, sans aucune explication d’aucune sorte, dans l’apprentissage de la discipline dans des traités “d’Economie Politique”, à l’image du célèbre manuel de Raymond Barre, intitulé qui laisse entendre que l’analyse économique ne saurait se confondre avec les méthodes du droit et des sciences politiques comme l’avait voulu le décret du 30 avril 1898 !14

C’est en refaisant pour leur compte propre un parcours voisin sinon identique à celui que proposait Gérard Destanne de Bernis, que les apprentis économistes ont compris que cette “dismal science” dénoncée par Carlyle, pouvait offrir d’autres perspectives quant à l’intelligibilité du réel. Ils ont ainsi découvert la valeur d’un enseignement qui ne les confinait pas dans la recherche d’une mathématisation de doctrines informes, évaluée à l’aune d’une rigueur formelle, se substituant à la recherche d’un sens ou pire en tenant lieu.

Daniel Dufourt

Mai 2011

1 « Entre le 1er janvier et le 31 décembre 1960, dix-sept pays africains deviennent indépendants, s’ajoutant aux sept qui le sont déjà. Le Cameroun, souverain depuis le 1er janvier, a inauguré la série. Ont suivi le Sénégal, le Togo, le Mali, Madagascar, le Zaïre, la Somalie. En août, cascade d’indépendances : Bénin, Niger, Haute-Volta, Côte d’Ivoire, Tchad, Centrafrique, Congo et Gabon. En octobre, le Nigeria. En novembre, la Mauritanie » François Poli [2010] « Jeune-Afrique: Il y a cinquante ans, Jeune Afrique naissait à Tunis sous le nom d’Afrique Action… »

http://cabindascope.wordpress.com/category/afrique/page/5/

2 Mehdi Ben Barka organisateur de la conférence est enlevé et assassiné en 1965. René Galissot consacre, dans le numéro d’octobre 2005 du Monde diplomatique, au rôle joué par Ben Barka un article intitulé «  Mehdi Ben Barka et la Tricontinentale ». En 1967, Che Guevara sera assassiné dans sa cellule le 9 octobre.

3 A lire ou relire Manville M. [1998], « Périssent les Colonies » Le Monde diplomatique, avril 1998.

4 Qualifié par Guy Pervillé, de gaulliste et progressiste, Albert Paul Lentin écrit dans le numéro 151 du 4 octobre 1967 de l’hebdomadaire Nouvel Observateur, un article retentissant intitulé « Le grand défi de Guevara ».

5 Irving Louis Horowitz (Ed.] The Rise and Fall of Project Camelot: Studies in the Relationship Between Social Science and Practical Politics,. (Cambridge MA: The M.I.T. Press, 1967).

6 Johan Galtung [1967], «  Scientific Colonialism », Transition, n° 30, avril-mai, pp. 10-15.

7 Cf. Kosciusko-Morizet J., Peyrelevade J. [1975], La mort du dollar. Editions du Seuil

8 Les dix-huit leçons sur la société industrielle professées en Sorbonne par Raymond Aron, ne sont disponibles en librairie qu’en 1962.

9 Servan-Schreiber J-J. [1968], Le défi américain. Denoêl,

10 idée ancienne et tout à fait classique nous dit-il dans une recension de l’ouvrage de J. K. Galbraith consacré au pouvoir compensateur parue dans la Revue économique, vol.32, n°5, 1981, à l’occasion de la publication de la nouvelle édition révisée de cet ouvrage.

11 Jacques Lautman [1975] « Avant-propos », Revue économique, volume 26, n°6, p. 882.

12 Gérard Destanne de Bernis [1977] Relations économiques internationales. I.- Echanges internationaux, Précis Dalloz, Paris, p. 1121.

13 Destanne de Bernis G. [1977], « Régulation ou équilibre dans l’analyse économique » in L’idée de régulation dans les sciences , sous la direction de A. Lichnerowicz, F. Perroux et G. Gadoffre, Collection recherches interdisciplinaires, Maloine-Doin Editeurs, Paris.

14 Cet arrêté divisait le doctorat en droit en deux mentions: sciences juridiques d'une part, et sciences politiques et économiques d'autre part, en vue de permettre aux doctorant s de cette deuxième mention de présenter le concours d’agrégation de droit, spécialité sciences économiques.

Cf. Le Van-Lemesle L. [2004], « 1897 : l'agrégation comme outil de professionnalisation» L'Économie politique, 2004/3 no 23, p. 52-71.

 

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