In memoriam

 

Gérard Destanne de Bernis (1928-2011)

 

 

Les rapports de Gérard de Bernis avec l’économie du travail apparaissent paradoxaux. Les transformations du travail et les luttes des travailleuses et des travailleurs ont été au centre de sa réflexion et de ses engagements. Cependant, lorsqu’on mesure l’importance de ses apports dans de multiples autres domaines (économie du développement, économie industrielle, économie de l’énergie, économie de la santé, relations économiques internationales…), il est surprenant de constater la rareté de ses contributions à l’économie du travail.

Une hypothèse possible est que Gérard de Bernis considérait le travail et les travailleurs comme des catégories d’analyse et d’action trop fondamentales pour être abordées dans le cadre de l’économie du travail, telle qu’elle est usuellement délimitée comme champ spécialisé de l’analyse économique.

Ses interventions, scientifiques et militantes, sur ce terrain prennent rétrospectivement une double dimension.

 

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Dès son premier poste de professeur à Tunis, Gérard de Bernis, rompant avec les pratiques dominantes des économistes universitaires de l’époque, envoie ses étudiantes et ses étudiants sur le terrain pour observer, dans les usines et dans les champs, le travail concret et y rencontrer les collectifs de travailleurs.

Après son arrivée à Grenoble, il prend la succession d’Henri Bartoli à la tête de l’Institut d’études sociales qui deviendra plus tard l’une des composantes de l’IREP (Institut de recherches économiques et de planification). Dans ce cadre, il développe une équipe de recherche en économie du travail. Il y organise aussi des sessions de formation pour les responsables syndicaux, activité qui s’intègre dans le mouvement de régionalisation des Instituts du travail, dont Marcel David avait été le créateur à l’échelle nationale.

L’Institut d’études sociales est le cadre d’organisation de plusieurs colloques sur des thèmes alors stratégiques pour le mouvement syndical. Citons, par exemple, le colloque sur la section syndicale d’entreprise et celui sur l’automatisation. Aux côtés des syndicalistes et des chercheurs, ces colloques réunissent des magistrats, des avocats, des inspecteurs du travail et d’autres experts engagés dans une démarche commune d’analyses critiques et de propositions novatrices. Ils permettent aussi, à une époque de méfiances et d’interdits, la participation d’organisations syndicales étrangères dans une démarche acceptée de confrontation pluraliste.

Plus tard, Gérard de Bernis renforce son engagement aux côtés de la CGT pour animer des recherches qui reposaient sur la volonté de croiser et d’enrichir mutuellement, sans confusion des rôles, les savoirs et les expériences des syndicalistes et des chercheurs. L’une des traductions majeures en sera la publication des rapports économiques annuels de la CGT dans lesquels il prend initialement une part déterminante. Il s’agit, dans ces cas, moins d’économie du travail que d’une économie politique produite pour et avec les travailleurs.

 

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Une seconde dimension des apports de Gérard de Bernis ne se raccorde pas directement à la première, même si la source est unique.

On sait l’importance qu’il accorda aux œuvres de quelques grands auteurs hétérodoxes du XXe  siècle. Citons, par exemple, au risque de maladroites omissions, les noms de Piero Sraffa, Joan Robinson, Luigi Pasinetti, Michio Morishima… Explicitée ou sous-jacente, une théorie de la valeur est un socle nécessaire de ces travaux auxquels il accorda une grande place dans ses enseignements de doctorat. Or si Gérard de Bernis se référait, à l’évidence, à la théorie marxiste de la valeur et s’il participait activement aux discussions sur ce thème, par exemple dans les séminaires de l’IREP, il est surprenant de constater qu’il n’y a pas consacré de publications originales. Certes, il a accordé beaucoup d’importance à l’analyse des besoins, donc à la valeur de la force de travail. Certes, il a dirigé des thèses dans ce domaine, par exemple la thèse de doctorat de Marc Bartoli sur l’intensité du travail ou la thèse complémentaire de Michel Hollard sur l’échange inégal. Mais, dans une période où les débats sur la théorie de la valeur travail étaient particulièrement vivants et souvent conflictuels, son absence d’intervention directe dans ces controverses pose une question qui reste sans réponse.

 

 

 Jacques Freyssinet